Article Lamirésol

Propos recueillis par Helene Sanglier entretien publié dans la Lettre N°39 ( avril 2012) de l’association L’AmiRéSoL 

QuoteLa 5ème corde de nos arcs… l’improvisation !
Outil souvent mis en avant comme panacée à des manques divers (formation musicale, motivation, conscience musicale collective, expression personnelle etc..), nous lui avons depuis longtemps fait une place à L’AmiRéSoL, sans démagogie. Cette fois c’est grâce à Emmanuelle VINCENT, Enseignante au CRR de Lyon et pratiquant l’improvisation depuis une vingtaine d’années que nous abordons le sujet. Merci à elle d’avoir accepté de livrer son expérience dans nos pages.

 

L’improvisation est, en fait, un terme très vaste qui recouvre des notions qui peuvent être fort différentes. Chaque artisan-improvisateur enseignera donc selon sa spécificité. Je pourrais décrire la mienne comme étant surtout une recherche de la présence et de la communication en improvisation « libre ».

Comment commencer ?

Le travail en petit groupe, avec des consignes extrêmement simples, est une bonne entrée en matière: cela permet d’aborder des problématiques que l’on retrouvera d’ailleurs dans la construction de toute pièce musicale, qu’elle soit écrite ou improvisée :

– Comment être attentif aux places de chacun : quand faut-il prendre une position de soliste, d’accompagnant, de continuo ? Quand va-t-il falloir changer de rôle ?

– Ecoute-t-on suffisamment chacun des participants ?

– Comment être capable d’estimer ce qui fait défaut dans l’instant : est-ce que la musique tourne sur elle-même ? Est-ce qu’il y a trop de texte ? A-t-on été au bout de l’idée et sait-on la quitter au bon moment ? Faut-il créer plus de fougue, un moment calme, plus de rythme, plus d’intériorité ? … Faut-il être en opposition, en miroir, en réponse ? En harmonie, en dissonance ?

– Est-ce que l’ensemble à un sens dans le temps aussi bien que dans l’instant ? … est-on capable de rester serein, centré et sur son propre chemin malgré les différentes décisions à prendre par rapport à ceux qui jouent avec soi ?

Quelques exemples d’exercices « improvisatoires » :

L’improvisation que je pratique et que j’enseigne se fait « sans filet » : nous ne savons pas, avant de commencer, quelles vont être les premières notes et, pourtant, de ces premières notes va découler tout le reste. Nous allons créer une oeuvre unique et éphémère, certes, mais (et ceci est le but) sensée. Notre jeu sera peut-être « classique » et harmonique ou ne le sera pas…Il peut y avoir, mais ce n’est pas une nécessité, un support pour aider le démarrage : une peinture, un texte, travailler avec simplement 3 notes, interpréter des mouvements faits par un autre….

– Nous allons partir des éléments de base de la musique et surtout faire travailler notre attention :

Faire par exemple un son qui aille decrescendo jusqu’à sa véritable fin, ce n’est pas si habituel …et pas si facile (cela demande, entre autre, une technique que nous n’allons pas laisser de côté mais que nous allons découvrir par nécessité) !

– Essayer en groupe de faire une pulsation que l’on se passe de l’un à l’autre et qui aille en accélérant régulièrement cela demande une attention forte et une bonne conscience du groupe comme d’un tout. Rajouter à cela une gamme dont chacun fera une note, cela met en mouvement tout le fonctionnement de l’anticipation…

– Chercher des sons que l’on fait plutôt en musique contemporaine, cela ouvre la curiosité et les oreilles ! Cela repousse aussi les frontières de ce qui est autorisé ou non…Savoir refaire un son étrange que son voisin vient de produire, cela demande de l’analyse…

– Être en duo avec pour matériel une note unique, cela demande d’aller chercher des ressources plus lointaines. Cela demande aussi d’être attentif aux petites défaillances du son qui seront reprises comme de nouveaux fils conducteurs. Ainsi la notion d’erreur va beaucoup changer : elle devient constructive et source de nouveautés !

Jouer avec le corps en s’envoyant une balle imaginaire les uns aux autres sous forme de son et d’un geste de l’archet, cela libère de l’impression d’être figé derrière son violoncelle.

– Être en duo et jouer sur les notions d’inverses, de complémentarités, d’échos.

– Être à 5 ou 6 et faire une improvisation qui doit avoir un sens compréhensible et où chacun sait quel rôle il est en train de tenir et quel est le rôle que l’autre, cela demande une vive attention, une bonne analyse et un bon sens de la relation aussi !

Des lois à respecter

– Être bien conscient de l’évolution incessante du fil (de l’idée) qu’on est en train de tirer.

– Une cohérence dans les fils tirés. Si on introduit un nouvel élément, il faut lui donner du sens, surtout grâce à ce qui va suivre.

– Si quelque chose d’instable apparaît, la plupart du temps il faut continuer à créer (seul ou en groupe) une stabilité en même temps (boucles, bourdon, rythme répétitif…) Rester vigilent par rapport à une forme qui se transformerait en fuite en avant.

– Pas d’immobilisme

– Pas de doute (tenter de l’éliminer en se reliant le plus intensément possible à sa perception de soi- même et de l’autre)

– « Habiller » le son : jouer au maximum sur les qualités du son et se relier au maximum avec ce que cela provoque en nous au niveau physique et émotionnel.

– Ne pas renier une jubilation physique qui est présente si « ça marche »

– Pas de rupture dans la progression sauf si on est conscient qu’il faut être prêt à en assumer parfaitement les conséquences chez soi et chez l’autre (cela va sans aucun doute provoquer du mouvement !)

Osmose et différentiation (sentir l’autre mais ne pas se perdre dans l’autre.)

Aller jusqu’au bout des fils surtout si ils nous font rentrer dans des zones inconnues (au niveau du son ou au niveau de la sensation ou de la forme)

– Vigilance par rapport au moment où ce que l’on fait est fini, usé, essoré : ni trop tôt , ni trop tard…

– Rester bien centré dans un bon équilibre physique et en lien avec ses sensations.

– Savoir analyser ce que l’on fait. Savoir analyser ce que fait l’autre.

– Ouvrir son intuition.

Connivence : Savoir anticiper son propre jeu et celui de l’autre de quelques secondes (pas plus !) et cela sans pour autant se fermer à d’autres possibles que celui qu’on a envisagé. (quand on écoute le jeu de l’autre, il faut faire des paris sur les suites possibles. On peut, à chaque instant, faire 3 ou 4 hypothèses sur ce qui va suivre. Il s’agit d’opter pour une solution parmi ces possibles tout en étant prêt à réagir si ce n’est pas celle que l’autre prend en fin de compte. (en se ré-accordant à l’autre -sans casser le fil- ou en insistant sur sa propre proposition -sans casser le fil de l’autre-)

– Savoir si on est en train de travailler avec un aspect tonal ou atonal ou de bruitage . Si on est dans un espace tonal, savoir le reconnaître. On ne peut évidemment pas passer n’importe comment d’une tonalité à l’autre ni changer en permanence de tonalité sous peine de confronter l’autre à une énorme difficulté : il risque de passer uniquement son temps à tenter de s’adapter à cette variation sans fin si il ne trouve pas une solution pour casser l’engrenage. Si on est dans l’atonal, attention à ne pas faire « de la note » seulement. Le sens, plus difficile à comprendre par rapport à nos critères habituels, doit être clair. Si on est dans le bruitage, la conscience globale doit être très présente, les fils aussi.

Respecter l’autre et savoir prendre sa place. Avoir conscience du rôle de chacun et ne pas le figer.

– Se faire comprendre avec le plus d’éléments possibles dans les signes du corps. Se servir du souffle et du mouvement de l’autre pour le comprendre.

– Avoir conscience que le « peu » bien habité est plus parlant et plus riche que le « trop ».

– Avoir conscience de la pulsation : si elle est présente elle doit être la même pour tous.

– Toujours être attentif à la puissance sonore par rapport à l’autre : si on joue trop peu fort l’autre, pour entendre, va aussi jouer moins fort et l’on tombe dans un engrenage dangereux. L’inverse est tout aussi risqué.

– Donner suffisamment d’éléments à l’autre pour ne pas lui faire porter toute la responsabilité du déroulement de l’impro.

– Penser toujours à jouer à partir des sensations que l’on éprouve (surtout pour commencer) .

Le travail en improvisation et celui d’un travail plus classique se feront toujours en référence l’un de l’autre. D’ailleurs, nous improvisons même dans un texte écrit qui n’est pas le nôtre et que nous devons interpréter puisque, heureusement, le contenu entre le début d’une note et la suivante nous appartient! Notre vigilance ne doit se relâcher à aucun moment sinon nous risquons de devenir esclave du texte plutôt que créateur : une partie de ce qui doit être dit est déjà posée par l’auteur, l’autre appartient à l’interprète.

Comment et pourquoi me suis-je intéressée à l’improvisation ? 

Je crois que l’origine de cet intérêt pour l’improvisation vient de ma grande timidité et de ma difficulté à communiquer avec des mots. Jusqu’à au moins 25 ans, j’ai été sans cesse confrontée à ce problème aigu : je voulais parler, j’avais des choses à dire, mais cela ne sortait pas, j’étais tétanisée !! Le violoncelle, pour un moment, réussit à pallier cette difficulté : au moins je peux exprimer mes sentiments (pour moi ! pas devant un public parce que j’ai un trac phénoménal !) sans avoir à me servir des mots. Finalement, avec la musique, on a la possibilité de « dire » ses émotions de façon très poussée et, en même temps, justement, il n’y a pas la nécessité d’analyser très clairement ! Mais il y a bien sûr le revers de la médaille et je m’aperçois petit à petit que j’ai malgré tout besoin d’une communication plus directe et plus réelle avec les autres sous peine de me maintenir un peu hors du monde.

Je commence à enseigner en 1980 et je cherche des solutions pour mes cours de violoncelles en ensembles qui ne soient pas « simplement » de l’orchestre mais qui amènent une autre dimension, plus vivante et plus personnelle. J’invente des jeux et des exercices qui poussent les enfants à être le plus créatif possible. Cela me plaît, cela me passionne même. En développant au fil des années cette façon de travailler en groupes ou en cours individuels, je me rendrais compte combien cela permet d’être très vite en lien avec les choses musicalement et humainement essentielles. Cela correspond à ce que je cherche personnellement et j’en vois les bienfaits sur mes élèves. J’ai de la chance je viens, sans en être vraiment consciente encore, de trouver ma spécialité !

Il me semble que nous sommes tous confrontés à ce genre de choses : On arrive dans la vie avec quelques « handicaps » qui nous sont propres et le jeu consiste, non pas à les éliminer, mais à vivre avec en trouvant des contournements. On devient expert de son handicap en quelque sorte…

En 1985, je travaille un an et demi la voix avec le « Roy Hart Théâtre » : c’est le premier lien direct avec une improvisation plus artistique. Cela me fait mieux prendre conscience de l’importance d’un travail en expression libre pour se sentir plus vivant.

C’est là que je rencontre mon futur compagnon, Jean Lucien Jacquemet, qui fait un travail de formation au niveau de la voix. Nous expérimentons ensemble (voix, mots, cello) et nous essayons de comprendre le mieux possible ce qui se passe dans cette forme de création aussi bien au niveau d’une évolution personnelle qu’au niveau des lois qui régissent cette forme d’art.

Vers 2002-2004, je travaille aussi, avec la voix et le violoncelle, avec une chanteuse et nous formons « Emduo » Là aussi le constat est le même : la rigueur doit accompagner au plus près les expériences de cet ordre. Sans elle, pas moyen de progresser vraiment. Nous essayons de comprendre dans quel monde nous œuvrons exactement, pourquoi nous voulons continuer, pourquoi nous voulons travailler en improvisation devant un public. Tout cela est pour moi prodigieusement enrichissant et porteur de vie et de sens. Je ne peux plus me passer de cette forme d’art… En plus, chose étonnante, alors que le trac m’anéantit si je joue de mon violoncelle de façon « classique », je n’en souffre jamais en improvisation ! C’est quand même très satisfaisant et réparateur !

Depuis 2003, nous proposons des stages d’improvisation pour les adultes voix et cordes. Le mélange entre instrumentistes et vocalistes, entre personnes expérimentées ou non, est riche. Chacun s’y retrouve ce qui est extraordinaire. La recherche étant essentiellement celle de l’authenticité, tout le monde est logé à la même enseigne même si le contenu peut être différent (ceci dit, pour les plus avancés, travailler avec du matériel simple n’est pas la chose la plus facile à faire…). Des « accouchements » ont lieu, des corps se détendent, des visages s’illuminent… on ose oser.

Nous créons d’autres groupes de recherche en duo et trio qui aujourd’hui continuent leurs découvertes…

Cette recherche, pour notre plus grande joie, a l’air absolument sans fin…