Voici un ensemble de questions qui m’a été posé par un proche (je précise qu’il n’est pas instrumentiste mais par contre très mélomane) en 2013, après que je lui aie transmis l’enregistrement d’une impro faite avec quatre élèves violoncellistes et moi au cours d’une audition et une autre du groupe des enseignants improvisateurs du Conservatoire de Lyon, alors tout nouveau (groupe qui a ensuite pris son envol sous le nom de «Si noir que bleu »).
La demande était celle-ci :
«… Tu dis qu’il n’y a aucune consigne posée à la base dans ces improvisations. Mais je suppose que ce n’était pas la première improvisation de ces groupes-là? J’imagine qu’il y a à mesure que les séances se font, des règles implicites (ou pas?) sur ce qui peut se faire et sur ce qui ne se fait pas, ou de ce qu’on a collectivement envie de faire, qui doivent émerger et s’installer entre les improvisateurs.
Est-ce que cela varie beaucoup d’un groupe à l’autre, ou pas?
J’imagine que chacun essaie de ne pas trop se laisser entrainer vers des souvenirs musicaux, qui risqueraient de faire de l’improvisation un patchwork des écoutes de la veille et de l’avant-veille.
Est-ce que c’est dit à un moment du travail?
Est-ce qu’il y a des règles qui sont vraies en général pour tous les groupes à ton avis? Par exemple, est-ce qu’il est entendu qu’on ne doit pas arriver à la séance avec dans sa tête une idée trop précise de ce que aujourd’hui on veut faire? Ou bien est-ce que ce serait « licite » de venir charger d’intentions précises?
Bref, j’aimerais bien en savoir plus sur le discours qui sous-tend ces improvisations. Ce que j’essaie d’exprimer, c’est le sentiment que ce qui se crée réclame un certain nombre d' »interdits » explicites ou non et partagés par le groupe (ou de règles positives, ce qui au fond reviendrait au même: si on doit faire comme ceci ou comme cela, cela implique que les autres manières ne sont pas permises… »
Et voici ma tentative de réponse :
Tu ouvres un questionnement vraiment fort intéressant… Et primordial, qui est, en fait, rarement mis sur le tapis !
Faire de l’impro avec un groupe ou un autre est tout d’abord très différent effectivement. Les buts sont en même temps sans doute à peu près les mêmes : le danger de l’imprévu, la tentative de sens… (et encore pas toujours !) mais disons que les moyens pour y arriver, non… pas tout à fait.
Par contre dans vraiment beaucoup de groupes que je connais, le principe posé est en effet qu’on part sans aucune idée préconçue. Voici le texte que je mets en général dans les programmes d’audition quand il y a de l’impro pour mettre le public un peu au courant :
« Improvisation : Une consigne de départ va être donnée mais nous ne savons pas, au moment où nous commencerons à jouer, ce qui va être produit et où vont nous conduire nos premières notes. Nous ne savons d’ailleurs pas quelles vont être ces premières notes… Rien n’a été décidé à l’avance. Nous allons nous centrer, écouter et dérouler notre fil en nous appuyant les uns sur les autres pour créer une œuvre éphémère, certes, mais (et ceci est notre but) sensée.»
J’ai très peu improvisé avec ce groupe des enseignants du Conservatoire et jamais avec l’ensemble de tous ceux qui étaient là…ceci dit, il me semble y avoir une constante de «façon » qui est par exemple très différente dans ce groupe du Conservatoire et dans celle que nous initions, « nous » (Jean Lucien et moi dans notre travail, dans les stages d’impro ou dans les groupes expérimentaux d’impro, bref, dans l’esprit dans lequel je travaille depuis pas mal d’années maintenant).
Ce qui est difficile à repérer c’est quelle est cette différence explicitement… Je me pose la question depuis un mois, depuis que nous avons vraiment commencé à faire des rencontres improvisatoires avec le groupe des enseignants du Conservatoire, sans trouver vraiment la réponse objective : l’une des grandes différences je pense, mais qui est en amont ou au contraire en aval c’est que « nous », nous nous faisons des retours du contenu émotionnel, imaginatif, des sensations physiques etc… aussi bien du côté des écoutants que des jouants et que nous nous occupons presque plus de la centration de la personne et de ce qui s’en dégage que de la musique, alors que dans le groupe du Conservatoire il n’est pas question de cela : on joue, on s’écoute (extrêmement bien !) mais on en reste à la forme musicale sans rentrer dans les états d’âme qui sont tabous… (par pudeur et par crainte, je pense).
Du coup je crois que l’investissement ne se fait pas au même niveau. En ce qui me concerne, je ne me trouve pas enrichie et remplie par l’impro au Conservatoire de la même façon que dans les autres groupes dans lesquels je travaille en général : cela ne touche pas les mêmes plans. J’aime bien essayer de comprendre où je suis, dans ce groupe du Conservatoire, mais c’est plus intellectuel. Ceci dit, et tout en écrivant cela, je me rends bien compte que dans l’impro que je fais avec « nous », la pensée est loin d’être éliminée : une partie de moi analyse le plus exactement possible ce qui se passe (aspect rythme, aspect matière, aspect forme musicale (réponse, écho, contraire, marche…..) aspect émotion, aspect couleur… idée à tirer (très important et assez moteur dans l’affaire…) mais cela se passe au second plan car j’essaie surtout de donner toute la place possible à mon intuition qui , tout en ayant connaissance de cette analyse, va essayer de ne pas perdre sa liberté.
Par contre, l’authenticité, la recherche de la mise en sons de ce qu’on a dans la tête dans le corps et dans les doigts au moment M est commune, je crois. Mais au Conservatoire on ne cherche pas forcément le contenu émotionnel (ou de l’âme, pour oser élargir un peu le débat…) Or, moi si je ne m’occupe pas de cela, ça ne m’intéresse que moyennement… Ce travail me sert à extirper de moi ce qui est dans les profondeurs, une sorte de moteur de vie, que je ne connais que trop peu à mon goût et que j’ai envie de mettre à jour. C’est un moment privilégié qui prend comme support la musique et la rencontre avec ceux qui sont là (qui jouent ou qui écoutent) pour faire un travail perso et un travail humain… Parfois je me demande d’ailleurs à quel point je peux encore appeler cela de la musique … mais… il se trouve que le véhicule est la musique et que peut-être bien qu’il n’y en a pas d’autre aussi efficace … (c’est tellement étrange ce qu’on appelle « musique »…)
Ce qui est drôle, effectivement, c’est que les règles ne sont souvent pas posées : quand tu arrives avec des gens nouveaux, on ne sait pas sur quelle base va reposer le jeu. Mais on le comprend en 30 secondes !!
Si je veux essayer de définir les différentes formes d’improvisations que j’ai en tête à l’instant (je ne revendique pas une totale objectivité…!) les voici :
- Beaucoup de notes partout … où pour ma part j’ai l’impression qu’on peut faire beaucoup beaucoup de choses parce que plus on joue de notes moins on a de chance de faire quelque chose d’incongru (si on fait des chromatismes dans tous les sens, ça marchera toujours !!). Cela ne m’intéresse pas beaucoup parce qu’en fait, je dois avouer que je ne comprends pas… dans ce style , il y a des règles strictes harmoniques, une grille harmonique…
- les impros avec références (souvent présentes dans le jazz aussi : on reprend un thème et on brode dessus) Cela peut être très drôle et plein de clins d’œil partout… je n’aime pas beaucoup non plus (j’ai bien conscience d’être finalement très sélective !) parce que je trouve que cela fait vite un peu anecdotique. J’aime mieux ce qui va chercher en profondeur, dans une forme d’intimité. Ce qui n’empêche pas que ces impros soient souvent magnifiques, extrêmement riches et demandant un savoir et un savoir-faire phénoménal : c’est juste une histoire de goût…
- les impros où chacun est un dans un monde de bruitages et où le but est quand même un peu de se détacher de ce que l’on a appris… Je pense que c’est certes très important pour trouver sa liberté mais cela ne devrait peut-être pas être présenté à un public. Cela peut être totalement autistique et angoissant … la règle semble être : « Ne rien jouer qui ait un rapport avec le fonctionnement traditionnel de cet instrument ou de cette voix » (j’ai l’air sévère, mais, vraiment, ça existe !!)
- les impros planantes où le jeu va être la nappe sonore sans heurt ça peut durer des heures parce qu’il n’y pas de début, pas de fin …
- l’impro où l’on va rester dans les lois très harmoniques tout à fait traditionnelles. Il y faut beaucoup de connaissances, voire d’érudition.
- L’impro libre, dite « non idiomatique », dans laquelle malgré tout et sans que cela soit dit, il ne faut pas aller trop dans le mélodique et l’harmonique.
Cette dernière forme est plutôt celle que je côtoie au Conservatoire. Le problème c’est que cela met en place un interdit conséquent ce que je trouve dommage car il faut faire très attention, du coup, à ne pas y aller, ce qui est restreignant, et puis, interdire une forme musicale aussi riche que celle-là, pourquoi ?
- Et puis, il y a l’impro libre « nous » ( !! j’aimerais bien trouver les autres « nous » mais pour le moment je ne sais pas où ils sont !!), nous essayons d’ouvrir le débat sur le corps qui doit absolument être le plus totalement présent et vivant, et la relation à l’autre. La présence, toujours elle…
Dans mes groupes d’impro je pose des règles ( voir les 2 articles que j’ai écrit l’an dernier dans « LAmirésol » et « AFV ») : Je ne suis pas seule et je fais donc attention à l’autre et aux places de chacun – qui peuvent varier bien sûr.
Pour moi : La notion la plus importante est celle de la connivence, de la communication, et celle du fil : de l’idée que je vais tirer (donc de la compréhension). Si nous sommes plusieurs à jouer je dois essayer de comprendre quels sont les différents éléments qui sont contenus dans ce que l’autre est en train de jouer et je peux rebondir sur tel ou tel élément et tirer le fil, l’idée qui m’intéresse, aussi loin que possible ou aussi loin que j’en ai envie, tant que c’est cohérent avec ce qui est autour. Soit cela fait un fil parallèle au fil de celui qui joue avec moi, soit nous tirons ensemble cet élément. En fait, on peut souvent constater que si une partie de ce que nous faisons nous est commune, le reste ira bien, la musique aura du sens … C’est un constat. Et puis, on peut oser prendre bien davantage de risques si on sait sur quelle route on est en train de rouler … Par exemple le point commun peut être un crescendo ou un ralenti ou un jeu de réponses ou un jeu de personnages ou un jeu de gestes ou un mode de jeu… Cela demande, je crois, une telle concentration (se comprendre, comprendre l’autre, comprendre l’ensemble, et continuer ainsi à chaque instant sans qu’on sache où l’on va dans l’instant qui suit et, encore moins, où l’on va déboucher) que cela déclenche une connivence au niveau musical.
Dans « nos » groupes (et dans ceux que je gère avec des élèves au Conservatoire, la recherche principale de centration et d’authenticité est posée… dans celle du Conservatoire, peu de choses sont posées sauf l’interdit de l’harmonique mais on se comprend : « Evidemment » qu’on ne va pas faire des références, « évidemment » qu’on va chercher à être vierge de toute musique trop «répertoriable »…
Ceci dit bien sûr que des formes genre jazzy ou autres peuvent apparaître mais.. pas trop…
Pourtant, ne rêvons pas : ce que nous jouons à forcément une référence quelque part… sauf en faisant un travail de recherche sonore où, là, le jeu est de se laisser porter par le fil qu’on est en train de tirer au-delà du connu ce qui est passionnant parce que, l’inconnu, c’était souvent une voie interdite dans nos études instrumentales ( cela change peut-être un peu à présent mais il y a 40 ou 50 ans, non : on faisait ce que disait le prof et c’est tout…)
Mais la part de l’inconnu reste malgré tout et de toute façon large puisqu’on essaie de rebondir sur ce qui se crée à l’instant entre tous (d’où l’excitation de l’exercice : on essaie de se comprendre et d’agir en groupe : c’est tout de même jubilatoire !!)
Si quelqu’un commence une forme trop reconnaissable musicalement c’est vrai qu’il va être moteur tout du long et ne pas laisser beaucoup de champ aux autres qui pourront suivre sans doute mais pas être très inventifs ou en tout cas inventifs seulement dans un champ limité et décidé par un seul… Ça ne se fait guère… C’est un peu tyrannique.
Dans « nos groupes » on essaie de faire prendre conscience aux musiciens que, justement, par moment ils sont trop dirigistes ou alors toujours en retraits… Il faut essayer de créer un équilibre avec ces différentes tendances : c’est un travail autant relationnel que musical, en fait…
Dans le groupe du Conservatoire, je n’ai pas assez participé aux séances de rencontres pour avoir une idée très précise mais je pense qu’Il y a peut- être une sorte d’évidence pour des instrumentistes classiques à éliminer un certain nombre de choses apprises et acquises pour se sentir libre… à mon avis c’est une étape un peu incontournable (quand j’ai commencé ce travail d’impro, en solo, je crois bien que j’ai fait des jeux dans les harmoniques pendant plus d’un an, complètement fascinée par ce que j’entendais qui était nouveau et parce que je m’autorisais à faire quelque chose de non autorisé…) mais à dépasser, me semble-t-il, pour retrouver la « vraie » liberté…
Ce qui est sûr c’est que lorsqu’on commence à jouer ainsi dans une improvisation on ne sait pas du tout vers quoi on va aller puisque cela dépend entièrement des premières choses qui sont posées au moment où l’on commence à jouer.
J’ai eu l’occasion de jouer en duo avec un certain nombre de personnes du groupe actuel des enseignants improvisateurs il y a un an ou deux et je peux te dire que c’était à chaque fois très différent… Mais souvent sans mots d’accompagnement ni avant (c’est un peu normal : si tu rencontres quelqu’un, tu te fais d’abord une idée avant de prendre des risques!) ni après… Il faut dire qu’en plus, on est en fait un peu désorienté aussi, juste après une impro ! Et puis, en se confrontant à des collègues l’enjeu (dans notre pauvre inconscient toujours si rapide à voir du danger partout) n’est pas tout à fait nul… Bref, on jouait et, de fait, on comprenait dans quel secteur ça se passait.
La connivence, possible ou non selon les cas, est bien sûr aussi très importante, comme dans toute relation.
En bref : oui je crois que chaque groupe a ses interdits assez marqués qui peuvent se résumer souvent à « ne faisons pas du classique »… Ensuite il y a des grandes familles, je pense : ceux qui viennent du classique et qui n’en veulent vraiment plus, ceux qui viennent du classique et qui veulent ouvrir le débat, ceux qui sont plutôt new age, ceux qui sont plutôt jazz, ceux qui sont plutôt musique ethnique, ceux qui sont plutôt corps, ceux qui sont plutôt comédiens… et que sais-je …
Et enfin je crois que beaucoup de choses sont permises quand même mais qu’on est facilement coincé par l’obligation de convivialité et d’écoute de l’autre (heureusement) et qu’un nombre important de lois découlent de cela directement.
Pour moi le but est d’être le plus complet possible et donc pas seulement des instrumentistes…