En improvisation, un des exercices solo que je propose consiste à programmer sur un minuteur un temps donné, qui peut être de 7, 12 ou 20 minutes, au choix, puis de commencer à jouer un son de façon très minimaliste. Le but est d’essayer d’avancer petit à petit à partir de cette idée première sans cesser de la faire évoluer et sans laisser sur le bas-côté trop d’éléments que, parfois, l’on n’a même pas perçus tellement ils nous semblaient peu orthodoxes. Il faut pour cela être très conscient de ce que l’on est en train de faire aussi bien au niveau de la qualité du son (quelle que soit cette qualité) et pour cela nos oreilles doivent être très largement ouvertes pour percevoir le moindre changement et ne pas trier d’office dans ce qui leur semble à garder ou à jeter ; du geste que l’on est en train de faire pour pouvoir le développer, et il est difficile d’être conscient de tout ce qui se passe dans notre corps, de la pointe du gros orteil à la racine de nos cheveux : nous avons là aussi tendance à censurer un grand nombre de sensations, jugées peu représentatives ; du corps dans tous ses états, dans ses tensions, ses détentes, ses émotions ..Bref, il faut être à l’écoute de soi au maximum et ne pas penser au résultat : celui-ci nous surprendra et c’est ce que l’on cherche.
Pour cela il y a nécessité de mettre de côté tous les parasites qui nous encombrent si facilement : un jugement sur soi-même négatif, une voix critique trop habituée à trancher entre ce qui est « bien » ou ce qui n’est « pas bien », une crainte, une sensation de non-légitimité, l’impression de faire des choses interdites (même si, bien sûr on ne va rien faire de dangereux pour son instrument : il ne s’agit pas de le maltraiter, il est fréquent d’être arrêté par un sentiment d’illégalité !!)…
Or réussir à être suffisamment centré pour s’occuper SEULEMENT de ce que l’on est en train de faire sans ces ébranlements que nous impose notre pensée mentale est un plaisir très rare et très savoureux.. On se retrouve dans la situation du très jeune bébé qui peut observer, ressentir , tenter ses expériences dans l’ordre qu’il préfère pendant ses premiers mois : le son pour se faire comprendre? le mouvement pour vite gagner en autonomie ? l’observation de ce qui l’entoure … Chaque enfant fait son choix et décide de ses priorités au milieu de toutes les sollicitations qu’il perçoit autour de lui.
Se trouver dans cette situation de très grande attention dans laquelle on est pratiquement absorbé par la nécessité de ne pas perdre le fil, comme si notre vie était en jeu (elle est en jeu!!) , et dans laquelle la pensée jugeante négative n’est plus au premier plan parce qu’elle n’a plus de place procure une émotion très forte (et très rare!) C’est une sensation de densité, de certitude que l’on est là où l’on doit être, à faire ce que l’on a à faire…. On en ressort un peu ébouriffé de surprise. On a perdu nos chaînes pendant un moment et c’est tellement bon !
Bien sûr cela n’empêche pas de faire marcher sa pensée : il le faut pour faire des choix de route, mais c’est une pensée curieuse de tout et capable de toutes les folies juste pour le plaisir de voir et entendre !
Le bonheur de travailler une pièce instrumentale écrite doit bien sûr être du même ordre : on utilise un sens critique bien développé mais pas pour se fustiger… juste pour aller plus loin…