Je m’installe dans la verticale. Je lève les bras, lentement d’abord tendus dans l’horizontale, de part et d’autre de mon corps, puis au-dessus de ma tête et, en même temps, je me hisse sur la pointe des pieds, puis je redescends tranquillement jusqu’à avoir la plante des pieds à nouveau au sol et les bras le long du corps… Voici un exercice d’étirement et d’équilibre à pratiquer souvent : il est bénéfique pour la sensation du corps, il fait respirer, il recentre….
Mais je constate évidemment que autant mon équilibre est stable si mes yeux sont ouverts quand je suis sur la pointe des pieds, bras en l’air, autant il est précaire si je ferme les yeux. Yeux ouverts, mon regard se fixe sur un point de l’espace qui me sert d’ancrage, yeux fermés, je n’ai plus de repères…. Yeux ouverts je me sens solide, maître de moi-même… Yeux fermés tout est vacillant.
Qu’en est-il si je considère mon jeu instrumental et ma partition ? J’ai l’habitude de m’installer puis d’installer mon pupitre à une certaine distance de moi, en général toujours la même, et toujours dans le même axe quand je travaille. Mes yeux se servent de la partition comme d’un ancrage. Je me sens solide. La partition me sert de soutien, que j’en sois consciente ou non. … Mon regard et mon corps aiment cette position.
Disons plus exactement qu’ils sont tellement habitués à une situation précise qu’ils ont du mal à s’en passer. Si je change mon pupitre de place, je peux constater que ma pensée met un moment à retrouver ses marques. Elle ne va d’ailleurs pas forcément considérer les choses tout à fait de la même façon avec un positionnement de mon pupitre en face de moi , à droite, à gauche, plus haut , plus bas…
Mais est-ce que ce lien est une bonne chose ? Ce confort apparent n’est-il pas une illusion ?
Cet ancrage ne devient-il pas malheureusement garant de mon équilibre physique ? Si j’enlève mon pupitre la notion de mon équilibre est-elle perturbée? Cet équilibre ne concerne-t-il que l’aspect physique ou bien ma pensée y est-elle soumise également ? Mon regard et mon écoute étant intimement liés que se passe-t-il exactement lorsque je perds mon repère physique ?
Mon regard , et surtout mon regard intérieur, que je dois travailler en même temps que je joue si je veux rester « en équilibre » musicalement, ne devrait-il pas se porter, en même temps qu’il lit la partition, autre part que sur ce pupitre si mon but est de garder une approche vaste et complète de ce que je veux jouer et interpréter et si je veux rester confiante et disponible. Si je veux rester moi-même, entière et capable de maîtriser mon texte avec mon désir de jouer d’une façon vivante, et avec une sensation globale de cette situation de jeu instrumental ?
Mon « regard », dans tous les sens du terme, ne doit-il pas être aussi vaste que cette ligne imaginaire que je crée dans mon équilibre sur la pointe des pieds, yeux ouverts ?? Cette ligne de profondeur imaginaire n’est-elle pas garante du sens et de la profondeur de ce que je vais jouer ?
Et si j’enlève le pupitre, si je joue par cœur ou face à un public, mon équilibre ne va-t-il pas brusquement être tellement perturbé puisqu’il n’a plus son ancrage, que même ma pensée, mon par cœur, pourraient s’en trouver déstabilisés ? Si je ne suis pas consciente de ce changement, si je ne travaille pas avec la partition en ayant conscience de ce piège, puis-je maîtriser facilement mon jeu, ma mémoire, ma présence, sans elle?
Nous ne pouvons pas toujours nous passer de notre partition, bien sûr, mais plusieurs choses sont importantes à faire tout en la lisant :
D’une part, prendre du recul, et s’obliger à la regarder le plus globalement possible au lieu d’avoir une vision « scanner » qui nous focalise uniquement sur le petit tronçon de phrase que l’on va jouer dans la seconde qui suit. On remarquera alors que le corps se détend naturellement et que la musique est plus fluide.
Et d’autre part, toujours avoir conscience de cet autre point de référence, qui restera présent malgré la lecture. Un point qui nous sert en toute circonstance à ne pas être en déséquilibre interne. Un point plus intérieur tout en étant en lien avec l’espace autour, plus dense, plus solide et plus fiable, qui nous ramène à nous-mêmes et à notre solidité propre aussi bien psychique que physique…
Un constat qui s’approche de ces remarques : l’autre jour un de mes petits élèves me joue son morceau et, comme souvent il me regarde très fixement, cherchant sans doute mon approbation. Son corps est de ce fait assez fixe et sa musicalité un peu retenue. Il est plus en lien avec moi qu’avec lui-même. Je lui demande de ne plus me regarder. Immédiatement le contenu change !! La musique devient vivante, évidente. Il n’a aucun mal à la conduire !!!! C’est agréable à écouter et le sens est là tout entier !!????…..