Qu’est ce qui peut m’aider à mieux apprécier « la justesse » ? Comment la travailler ?
Quand je travaille mon violoncelle, quels paramètres puis-je prendre en compte pour être le plus à même d’affiner cette notion qui peut sembler si délicate de savoir si je joue «juste» ?
Ne parlons pas ici de l’oreille absolue qui est un autre sujet : une fonction bien pratique (et également source de quelques problèmes…!) mais non obligatoire pour être musicien !!
Il est toujours impressionnant de constater combien notre perception de la justesse devient fragile dès que nous sommes dans une situation de stress : un examen ou un concert et voici les élèves dans l’incapacité d’entendre les quintes de leur instrument pour s’accorder avant de commencer à jouer, le stress et voici que tout le morceau est joué trop haut… Confrontés régulièrement à ce problème, notre confiance a souvent tendance à s’effriter.
Il me semble que l’on peut se préoccuper de deux choses qui vont bien nous aider :
La sensation de la richesse du son d’une part, et la mémoire des sons produits qui permettra de faire des comparaisons d’autre part.
Puisque je ne joue pas d’un instrument tempéré qui, lui, présente au niveau de la justesse, des produits finis, il me semble que ma vigilance, bien au-delà de l’unique notion de «hauteur », doit se porter sur l’écoute de tout ce qui se passe dans chaque son produit et sur la conscience de tout ce que cela entraine au niveau des sensations physiques.
Bien sûr, cela concerne l’oreille physique elle-même : suis-je suffisamment à l’écoute des conséquences du son pour sentir si mon tympan éprouve éventuellement une gêne due à une vibration désagréable, un chatouillement, ou bien ce tympan est-il en contact avec une sensation de colonne de sons, pleine, qui le nourrit ? (Cette colonne correspondant au fait que la note que je joue, faite d’une superposition d’harmoniques, et les autres cordes de mon instrument, elles aussi pleines d’harmoniques, vibrent par sympathie.)
Mais, bien au-delà de cette zone bien précise et de cette recherche délicate, ne puis-je pas trouver à quoi m’accrocher de façon plus tangible plus palpable, plus concrète ? Qu’est-ce que j’entends dans ce son que je suis en train de fabriquer ? Un élément ? Plusieurs éléments ? Une impression de largeur ? Des harmoniques ? Disons, plus simplement, des sons autour de ma note de base ? Mon instrument semble-t-il comblé par ce son ou réagit-il mollement ? Son bois vibre-t-il beaucoup et avec plaisir ou peu ? La résonance est-elle pleine ou creuse ? MA résonance, celle de mon corps, est-elle, elle aussi sollicitée ? Suis-je moi aussi physiquement et particulièrement dans la région de mon ventre, comblée ou bien en manque ?
Bref, je dois considérer ma note (liée bien sûr, dans mon écoute, aux notes qui la précèdent et qui la suivent et aussi, le cas échéant, aux notes qui se jouent en même temps que la mienne) dans cet enrichissement multiforme, dans une globalité qu’il n’est pas question de sous-estimer.
Cela va d’ailleurs me permettre de changer mon attitude face à ce problème : peut-être vais-je sortir de l’affût tendu que provoque cette question, que je me pose peut-être trop frontalement, de savoir si « j’entends » parfaitement bien. Peut-être vais-je trouver une capacité de distanciation face à tous les doutes que déclenche cette question si je mets en place une écoute plus sereine et plus positive, qui devient même réjouissante puisqu’elle observe plutôt que de juger… Et… Il est tout de même important de pouvoir se réjouir !!… En fait, il s’agit bien sûr de savoir observer si mon son scintille, miroite, s’il a une substance, s’il est vivant et mobile, évocateur d’images et de formes, s’il me nourrit dans mon corps et mon âme, ou bien s’il sonne simplement droit et pauvre sans que j’ai envie de le savourer le plus longtemps possible… Mon corps, dans cette nouvelle appréhension de l’écoute va aussi se détendre et mon « oreille », de ce fait, sera plus facilement pertinente.
Mon travail de justesse va donc se porter sur une écoute la plus large possible de ce que je suis en train de produire.
Mais, n’oublions pas que nous n’entendons en gros que ce que nous connaissons…. Nous n’aurons donc tendance à ne re-connaître, à ne discerner, que ce que nous avons déjà entendu … Le cerveau a une grande facilité à évacuer ce qui ne semble pas, « a priori », utile à la tâche qui lui a été confiée… et… Il est si facilement plein d’ « a priori » …!! Il cherche l’efficacité, la performance et, de ce fait, censure un peu trop facilement ce qui ne lui semble pas pertinent par rapport à la demande de base.
Il va donc falloir lui apprendre à s’adapter à nos nouvelles exigences d’écoute, plus larges et en même temps plus fines.
Une partie de notre travail va consister à apprendre à explorer notre instrument dans toutes ses possibilités, sans se limiter à ce que nous recherchons habituellement comme formes de qualités sonores, de façon à ce que l’oreille prenne l’habitude de repérer une multitude de paramètres qui, dans un travail plus classique restent souvent dans l’ombre et inexploités, car ne faisant pas partie des richesses traditionnellement souhaitées. Nous allons passer beaucoup de temps à « engrammer » les registres et les modes de jeux les plus variés de façon à ce que cette capacité d’écoute du détail sonore s’élargisse et devienne tout à fait primordiale. Notre oreille, dont nous exciterons ainsi la curiosité, deviendra alors de plus en plus performante ce qui lui permettra de s’ouvrir toujours plus vers le fait d’écouter « ce qu’elle ne connait pas encore » : Plus j’écoute, plus j’entends…
Elle saura de mieux en mieux discerner le moment où la note est vraiment parfaitement juste et correspondant vraiment à ce que l’on souhaitait émettre car elle aura gagné un spectre d’écoute beaucoup plus large et donc une pertinence plus grande quant à sa perception et sa sensation d’un son.
Ce travail devra d’abord être effectué sans partition, en ayant juste le souci d’enchainer des notes (ou des sons, sans se limiter aux « beaux » sons, bien sûr !) dans l’ordre qui nous plait le plus ou qui nous étonne le plus. Notre attention pourra alors vraiment se focaliser sur ce plaisir de la richesse et de la diversité des sons produits.
Nous serons également attentifs aux émissions des petites imperfections : souffle, battements, déséquilibre des graves ou des aigus, trous dans le son, hésitation de l’archet, glissades imprévues, rattrapage de justesse… tout ceci pouvant ouvrir à une exploration presque infinie de notre instrument si l’on prend pour objectif de s’intéresser à ces « accidents » et si l’on cherche à développer le plus possible les phénomènes ainsi mis en lumière. Notre oreille, à nouveau, apprendra à écouter d’une façon différente : elle ne niera pas les imperfections mais elle les prendra en compte et pourra peut-être apprendre à les intégrer au discours musical que nous voulons tenir.
La partition, elle, plus difficile, plus directive évidemment, et qui n’indique à nos yeux qu’un point sur ou près d’une ligne, n’aurait-elle pas tendance à nous focaliser uniquement sur la question de la hauteur ? Cela ne provoque-t-il pas naturellement une attention sur cette seule notion ? Cela ne réduit-il pas naturellement le projet ? Ne faut-il pas ré-élargir la question ?
Nous pouvons mettre ces réflexions en parallèle avec le constat que la même partition, manuscrite ou imprimée, ne nous donnera absolument pas le même regard sur la musique à interpréter : Observons par exemple une copie manuscrite d’une œuvre de Bach : son dessin dans l’espace, ses croches et doubles croches reliées par des traits courbes et tellement évocateurs de mouvements nous inciteront plus au vivant, au mouvement et à la liberté que les hampes parfaitement droites et régulières dans l’espace d’une partition moderne de la même œuvre qui ne livrent que peu d’éléments des intentions artistiques du compositeur (ou de son copiste) !
Quel lien se produit-il entre notre œil et notre action quand nous tentons de traduire les indications que nous lisons ?
Le deuxième paramètre important pour pouvoir jouer juste est la mémoire : lorsque nous jouons, nous devons nous assurer que la note que nous fabriquons à l’instant T a bien la même justesse que dans les moments précédents où elle a été jouée (si nous sommes dans un contexte harmonique). Nous allons donc travailler par comparaison et cela va nous aider et nous rassurer. Bien sûr, cette mémoire est très volatile et il va donc falloir lui donner de la consistance et des ancrages…
L’exercice le plus simple que nous pouvons faire sera de chanter une note (de la vérifier sur notre instrument) puis de jouer un moment, pour bien brouiller les pistes, puis de rechanter cette première note et de vérifier sur notre instrument qu’elle est bien exacte.
Également, on peut improviser avec une note que l’on prendra comme leitmotiv et que l’on jouera à chaque fois qu’elle se présente en lui portant une attention particulière.
Ou bien, en duo, sans cesser de jouer chacun sa phrase en improvisation lente, on décide d’une note cible et chaque fois qu’on l’entend chez l’autre on le fait remarquer.
Pour ce travail d’écoute de la justesse, le meilleur exercice d’échauffement avant de jouer et de faire de la musique, sera celui d’accorder notre instrument (Sans accordeur, évidemment…) L’oreille et le corps, dans cette difficile recherche d’exactitude, devront être attentifs à tous les paramètres cités plus haut. L’oreille apprendra aussi, petit à petit, après avoir décidé de la longueur de sa première quinte qui va lui servir ensuite de référence (je parle ici du violoncelle…) à accorder les autres quintes sur ce premier modèle. La mémoire agira donc ici pour que chaque quinte ait bien exactement la même longueur (mais comment fait-elle ??!!)
Pour élargir le débat, un constat qui me surprend de plus en plus et qui apparait fortement quand on fait de l’improvisation dans un groupe à instruments variés : notre instrument nous impose une conception et une appréhension de la musique particulière. Je donne juste quelques exemples : entre un pianiste et un instrumentiste à cordes : l’un doit se préoccuper de la justesse et l’autre non, l’un peut habiter et moduler sa note dans le temps grâce à son archet qui peut soutenir un son aussi longtemps qu’il le souhaite sans rupture et l’autre n’a pas ce pouvoir sur le son dans sa durée, l’un est toujours à plusieurs voix et l’autre non… L’un est attiré, même malgré lui, vers la verticalité des accords, de l’harmonie, de l’enchevêtrement des différentes phrases simultanées, l’autre est sans doute plus préoccupé par l’aspect horizontal et mélodique… Est-ce que cette influence de nos oreilles va jusqu’à agir sur une différence de compréhension de la Vie ? Une différence de mode de penser ? A suivre !