Pourquoi commencer l’apprentissage d’un instrument à l’âge adulte ?
Entreprendre un apprentissage instrumental (ici, celui du violoncelle) à l’âge adulte peut sembler bien téméraire ! Pourtant, au-delà du plaisir du son du violoncelle et du plaisir musical lui-même, ce que je constate souvent de la part de ceux qui tentent l’aventure, c’est un désir de mieux se connaitre et surtout de mieux s’apprécier à travers l’idée d’une création, même modeste. Tenter d’exprimer de façon artistique ses sentiments, ses émotions, ses idées, ses pulsions, des formes différentes de beauté, représente, au fond, une nécessité pour chacun. Mais le faire par l’intermédiaire d’un instrument rajoute des contraintes qui vont accroitre la difficulté mais aussi permettre de faire des constats sur soi-même bien utiles ! En effet, l’aspirant violoncelliste va se trouver confronté à plusieurs problématiques importantes :
D’une part à sa façon de réagir à un apprentissage: quel est son fonctionnement lorsqu’il s’agit de vouloir apprendre quelque chose de nouveau avec un outil nouveau ? Quelle est la forme du lien qui s’installe entre lui et son nouvel outil ? Comment aborde-t-il les terrains de connaissances et de consciences qu’il ne connait pas ? Comment se positionne-t-il en tant qu’élève ? Face à un enseignant ? Comment met-il en route de nouveaux gestes qui devront être précis, pour être efficaces ? …
S’il est attentif et curieux de lui-même, il comprendra mieux les façons de faire qui lui sont propres dans ce domaine en général : quelles sont ses qualités et ses failles… Ses œillères et ses évidences… Ses facilités, ses difficultés, ses impossibilités, ses solutions de secours face à ses impossibilités, ses incompréhensions… Ses bonnes cartes et ses moins bonnes cartes… Ses évidences et ses œillères…
D’autre part, à la complexité provoquée par une forme artistique qui a besoin d’un intermédiaire (qui n’est donc pas directe comme la voix, la parole, la danse) pour s’exprimer de l’intérieur vers l’extérieur : comment réussira-il à donner une traduction exacte de ses intentions et de ses émotions en passant par ce média, cet outil, cette technique, aussi, exigée par le violoncelle, qui va le contraindre et éventuellement risquer de le détourner de son but premier ?
Et puis, bien sûr, comment s’apprécie-t-il lui-même dans une attitude artistique : Comment peut-il affronter sa peur d’oser mettre à jour ses aspirations ? Comment va-t-il réagir face au fait d’être touché et de toucher à travers ce qu’il dit ? Comment peut-il travailler à partir de ses qualités plutôt que se lamenter de ses fragilités ? Comment peut-il transformer les dites-fragilités en atouts ?
Dans la petite enfance, les acquisitions (marche, parole…) procèdent toujours du même enchainement : être dans le lien, observer le monde autour de soi, entrer dans le désir de reproduire ce qui donne de l’autonomie et permet de rentrer en contact avec le monde extérieur avec plus de facilité. Puis trouver les moyens, en tâtonnant, d’assouvir ce désir. Le petit enfant garde une vue d’ensemble, il ne décompose pas chacun des gestes observés pour le comprendre, mais il VEUT. Et il REUSSIT. Par ses propres moyens et qualités. Un apprentissage instrumental doit se rapprocher au maximum de ce processus pour ne pas altérer l’intégrité de l’apprenant. Le pédagogue doit y être extrêmement attentif et tourner toute la construction de son travail vers ce but : il faut que l’apprenti connaisse avant tout le désir puis qu’il comprenne intuitivement et globalement ce qu’il souhaite entendre et transmettre, puis qu’il apprenne à avoir une représentation de ce qu’il veut faire. Si le projet est clair, le corps, toujours si disponible pour nous rendre service, s’emploiera à le réaliser si nous ne le gênons pas.
L’oreille, le touché, la sensation, le geste, l’espace, l’anticipation d’un ensemble de gestes, l’émotion, la clarification de ce qu’il veut exprimer, vont être apprivoisés par l’élève grâce aux sollicitations de l’enseignant dont l’intervention consistera pour beaucoup à aiguiser la curiosité, à réveiller les outils de perceptions, à déclencher les envies, à pointer des fonctionnements efficaces déjà existants, à poser les questions qui permettront des éclaircissements. L’enseignant est un accompagnant, un guide, un passeur.
Un adulte commençant un instrument à cordes ne réussira peut-être pas à jouer des pièces virtuoses mais le but de sa recherche devra consister à redonner une dimension légitime à sa part d’artiste en tentant de donner sens et authenticité à chaque son produit. Apprendre à écouter, à s’écouter, à connaitre ses désirs de qualités.
Apprendre avec douceur à s’engager dans la recherche de ce qui musicalement lui apparaitra comme complet, « à sa place », « en ordre », comme quelque chose qui lui corresponde, qui corresponde à son désir, qui lui parle de ce qu’il porte en lui, son trésor, sa réalisation… Ceci pouvant aussi bien être une pièce musicale aboutie qu’une simple note…
Apprendre à apprendre, dans un contexte privilégié et bienveillant puisqu’il s’agit de réveiller sa part artistique, et ainsi réévaluer, révéler ou peaufiner la certitude que l’on est capable de découvrir encore et encore.
Ce travail peut se faire à n’importe quel âge : il n’y a pas d’âge pour se connaitre mieux et apprendre, de façon parfaitement justifiée, à s’apprécier d’avantage.
Pour finir, voici ce texte d’Hélène Grimaud qui illustre tellement bien ce que je tente de dire :
« En vérité, en consacrant ma vie à la musique, je me suis portée secours à moi-même, je me suis rendue à mon propre cœur. Sans cette incarnation, la musique n’a aucun sens : ce n’est pas le musicien qui compte, ni d’ailleurs le compositeur. C’est cette disposition à l’entendre avec tous ses sens et à la faire entendre avec « sa chair ». C’est dans cet échange, et dans cet échange seulement, que la musique existe. (…) La musique est cet échange, le musicien celui qui l’initie. »
Hélène Grimaud. « Retour à Salem »