Article publié dans la revue « le violoncelle » N°42. Association Française du Violoncelle.
La notion d’improvisation peut être extrêmement variée mais celle qui m’intéresse et que j’enseigne est « l’improvisation libre » qui est pratiquée en premier lieu dans un but de réhabilitation d’un moi-créateur-musicien. L’improvisation libre se fait « sans filet » : on ne sait pas avant de commencer quelles vont être les premières notes et, pourtant, de ces premières notes va découler tout le reste. Nous allons créer une œuvre unique et éphémère, certes, mais (et ceci est le but) sensée. Notre jeu sera peut-être « classique » et harmonique ou ne le sera pas…
Il peut y avoir, mais ce n’est pas une nécessité, un support pour aider le démarrage : une peinture, un texte, interpréter des mouvements faits par un autre.
Le principal objectif du travail en improvisation sera d’apprendre à se relier aussi bien avec notre corps qu’avec notre espace intérieur sensible et de tenter de mettre celui-ci en sons de façon cohérente. Nous travaillons dans le présent immédiat et notre compositeur intérieur ne peut réagir qu’avec une marge de manœuvre de quelques secondes. C’est exactement le même principe que de raconter une histoire qu’on invente au fur et à mesure mais la gageure est très jubilatoire avec un instrument ! Nous allons poser une première amorce d’idée puis développer ce fil sans savoir encore où il nous mènera. Nous entendons une ou plusieurs notes (selon que l’on joue seul ou non), un ou plusieurs sons, et nous devons réagir tout en étant capables de ne pas nous décentrer du discours qui nous est propre. Nous devons essayer de comprendre dans quel sens est en train de se dérouler le fil musical puis nous pouvons chercher de manière intuitive la note que nous voulons entendre ensuite; ou bien, si nous sommes plusieurs, prendre volontairement une position qui épaulera, complètera ou s’opposera au propos de nos acolytes. Ce travail de réflexion doit cependant se faire en étroite collaboration avec notre pensée vivante, bien reliée à nos sensations physiques et émotionnelles, à notre imagination et à nos intentions.
En rentrant dans la découverte de l’improvisation, nous allons consentir, ce qui n’est pas rien, à ce que notre capacité à créer redevienne légitime. (quel dommage qu’à un moment de l’histoire, par soucis de spécialisation, le rôle de compositeur et celui d’interprète se soient désolidarisés !)
Grâce à cette pratique, certaines de nos qualités vont se développer :
Notre écoute, notre curiosité et notre précision vont s’affiner pour deux raisons : ce que nous entendons sur l’instant est inédit et ce qui va suivre reste entièrement à notre charge. Et, puisque nous écoutons mieux, notre son va gagner en couleurs et en diversité.
Nous assumerons de mieux en mieux le fait que nous puissions être surpris et touchés par les sonorités, les mélodies, les rythmes, les ambiances que nous créons nous-mêmes et nous constaterons que cela demande autant d’humilité que d’assurance.
Notre corps, puisqu’il se trouve libéré de l’attention très grande que nous devons porter à la partition et au texte, va pouvoir se mettre en mouvement, respirer, trouver une qualité de gestes et de jeux et notre technique s’en trouvera facilitée. Notre confiance en nous-mêmes et en notre violoncelle va s’en trouver bonifiée …
Pour être capable de rester sereins alors que nous naviguons « à vue », notre pré-audition interne aura besoin de devenir encore plus consciente.
Nous deviendrons plus expressifs, plus denses et, au fil du temps, notre sensibilité s’élargira et aspirera à explorer de nouveaux espaces ce qui nous enrichira d’autant.
Pour obtenir ces résultats et avant de se lancer dans des expériences en solo, le travail d’improvisation en petit groupe, avec des consignes extrêmement simples, est fort bienvenu, quel que soit le niveau des improvisateurs. Les jeux, nombreux, dans lesquels le corps est très sollicité feront également comprendre, à travers l’expérience, combien nous avons besoin de celui-ci pour jouer aisément de notre instrument.
Dans un travail à 3 ou 4 (ce qui est déjà exigeant !) nous nous sensibiliserons à la question de la place de chacun au vu de la cohérence générale de la pièce que nous sommes en train de créer: quand faut-il prendre une position de soliste, d’accompagnant, de continuo ? De meneur ou de suiveur ? Quand va-t-il falloir changer de rôle ? Ecoute-t-on suffisamment chacun des exécutants ? Comment être capable d’estimer ce qui fait défaut dans l’instant : est-ce que la musique tourne sur elle-même ? Est-ce qu’il y a trop de texte ? A-t-on été au bout de l’idée et sait-on la quitter au bon moment ? Faut-il créer plus de fougue, un moment calme, plus de rythme, plus d’intériorité ? … Faut-il être en opposition, en miroir, en réponse ? En harmonie, en dissonance ? … Est-ce que l’ensemble a un sens dans le temps aussi bien que dans l’instant ?
Le but n’est pas la perfection (difficile à plusieurs sans aucune grille harmonique systématique!!) mais la justesse (et pas seulement celle de la hauteur) de la création ainsi que la densité intérieure et extérieure que cela procure.
Il n’est pas nécessaire d’avoir un haut niveau instrumental pour pouvoir faire de l’improvisation. Par contre, pour les instrumentistes avertis, commencer avec une très grande sobriété de moyens permettra de casser des automatismes et de constater que c’est souvent, comme dans un bel adagio, à la faveur de cette apparente simplicité que la plus belle authenticité apparaîtra. On pourra par exemple travailler avec une consigne très restrictive pendant un moment (une seule note ; un seul mode de jeu ?) ce qui obligera à aller puiser dans des ressources souvent inexplorées. On constatera d’ailleurs fréquemment que si nous nous lançons dans une improvisation libre de toute contrainte après ce travail d’orfèvrerie, ce qui a été découvert dans le pétrissage en profondeur va ressurgir sous des formes nouvelles et variées et nous donner des pistes d’explorations que nous ne soupçonnions pas. Onpourraensuite arriver, avec de la pratique, à des œuvres d’une grande complexité et pleines de finesses… L’un des problèmes pourra cependant souvent simplement consister à oser se lancer et ce n’est pas si facile…(« On n’apprend pas à commencer, pour commencer il faut commencer. Pour commencer il faut du courage », a écrit Jankélévitch…). Les instrumentistes ayant une base musicale solide sur laquelle ils ont l’habitude de s’appuyer pour jouer peuvent se trouver parfois plus désemparés que ceux qui n’ont pas cette forme précise de stabilité. Je me souviens d’une stagiaire, premier prix du CNSM de Paris, contrebassiste professionnelle depuis au moins 30 ans, n’ayant jamais auparavant réussi à essayer d’improviser malgré son envie d’y parvenir. Au cours d’un des exercices, elle se trouva pendant un moment complètement démunie et presque paniquée devant la consigne qui consistait à « Partir d’où on est et jouer avec le moins de notes possibles ». La crainte de l’échec étant soudain très présente, cela provoqua une remise en cause très forte de son état de musicienne. Petit à petit et grâce à des exercices d’apprivoisement qui furent pratiqués avec elle en dehors du groupe, son manque de confiance en elle céda et elle put découvrir les immenses richesses personnelles quelle pouvait développer dans ce mode de jeu. L’ensemble du stage en profita pendant tout le reste de la semaine pour le plaisir de chacun. Elle nous confia par la suite avoir eu l’impression d’avoir dû, dans son parcours, renoncer à une partie de ses aspirations artistiques pour accéder à un très haut niveau de technique professionnelle et que, grâce à ce stage, elle avait trouvé une relation à son instrument et à elle-même qu’elle ne connaissait pas.
Pour ceux qui ont encore peu de moyens techniques, ou qui ne sont pas dans la capacité de pouvoir jouer la note qu’ils souhaiteraient faire entendre, le recours, dans un premier temps, au son et au bruitage plutôt qu’à la mélodie pour comprendre justement comment entrer en contact avec cet autre mode de création, est tout aussi fructueux et satisfaisant (si ils restent reliés à la pensée artistique, bien sûr).
Parfois, en arrivant au stage, des instrumentistes nous parlent de leur sentiment d’échec lorsqu’il s’agit de jouer devant d’autres : la frustration de ne pas réussir à exprimer leur ressenti et la sensation d’impuissance à être dans le plaisir musical et instrumental sont souvent évoqués. L’improvisation éloigne ces pensées-là, souvent liées à la notion de jugement extérieur et souvent lourdes à porter. D’abord parce que, notre « partition » consistant essentiellement à laisser agir notre compositeur intérieur qui va devoir capter et interpréter nos inspirations et nos sensations, nous avons besoin d’être concentrés à l’extrême et cela ne laisse pas beaucoup de place à ces pensées parasites, et ensuite parce que dans ce travail, tout le monde est logé à la même enseigne : on tente de découvrir nos espaces créatifs personnels, on se lance dans l’inconnu, avec la peur de ne trouver que le vide ou la redondance, et chacun comprend vite que la bienveillance (mais pas la complaisance !) envers soi et envers l’autre est primordiale… Grâce aux échanges de paroles entre ceux qui ont joué et ceux qui ont écouté les moments d’improvisation, nous nous apercevrons petit à petit que notre langage musical propre, que nous jugeons parfois inintéressant ou irrecevable, trop singulier et trop loin d’une musique qui repose sur des lois conventionnelles, a pourtant été apprécié et perçu avec intensité et émotion par ceux qui l’ont entendu. Cette prise de conscience est importante. Cela nous donne confiance en nous-mêmes ce qui est primordial. Souvent cette acceptation de nos particularités permettra aussi par la suite de mieux comprendre et interpréter la musique en général.
Dans les groupes d’improvisation que je dirige au CRR (constitués de jeunes violoncellistes âgés de neuf à onze ans d’une part et de quatorze à seize ans d’autre part), il est extrêmement rare que les élèves soient rebutés par l’exercice. Au contraire, ils semblent éprouver un grand soulagement et une joie évidente à pouvoir expérimenter et exprimer « autre chose » sur leur violoncelle. Et le retour de mes collègues violoncellistes est très souvent positif : ils constatent une différence dans la façon dont les élèves se comportent et réagissent à partir du moment où ils ont tâté de l’improvisation : ils sont plus concentrés, plus curieux, plus investis, plus authentiques, plus vivants, leur corps est plus actif …
Je remarque aussi des comportements inhabituels chez certains : celui-ci, qu’on aurait tendance à mettre dans la catégorie des élèves ayant une oreille très endormie n’a, dans cette pratique, plus de soucis de justesse; un autre qui a un sens du rythme aléatoire trouvera un dynamisme qu’on ne lui connaissait pas; un troisième qui semble toujours un peu terne dans ses interprétations nous montrera soudain une inventivité et une délicatesse étonnantes. C’est plus que troublant !!
Pour commencer un apprentissage en violoncelle, surtout avec des adultes, qui ont souvent un objectif différent de celui des enfants, l’improvisation est aussi un excellent outil parce qu’il permet un contact direct avec les lois principales de la musique dans ses profondeurs. On essaiera dès le départ de rentrer en lien intime avec la sonorité, le phrasé, le geste, l’intériorité et l’interprétation, même si on ne le fait que sur deux cordes à vide accompagnées par le professeur. L’exigence du beau et du vivant, qui devront être capables de nous donner satisfaction d’entrée, sera donc présente dès le premier contact avec l’instrument et nous essaierons de ne pas abandonner ce projet !!
De fréquents exercices de création libre au milieu d’un travail plus traditionnel sur des textes écrits permettent de ne pas oublier ce pour quoi nous avons pris la décision de jouer d’un instrument et évitent de se perdre dans un jeu qui peut si facilement devenir mécaniste dans les débuts, si on n’y prend pas garde.
L’art d’improviser est un long parcours avec ses étapes incontournables : nous serons confrontés à notre fascination pour certaines sonorités, certaines ambiances dont nous ne pourrons plus nous démarquer; au refus pour un temps de « faire de la mélodie » parce que nous aurons l’impression de seulement reproduire des airs déjà existants ou de jouer des thèmes récurrents ; à l’envie de prendre des décisions trop rapidement ou avec toujours plus de variétés ; ou bien à l’impression de stagner, de ne plus trouver ces moments de grâce où des œuvres étonnamment abouties se font jour … et puis, quelque chose cèdera, de l’ordre du volontarisme, et nos mélodies retrouveront tout leur sens, mais habitées différemment. On comprendra que les thèmes récurrents sont des passages obligatoires qui vont tôt ou tard évoluer et nous emmener dans d’autres espaces. Face à un moment délicat parce que nous pensons qu’il va devenir chaotique nous apprendrons à ne pas intervenir trop vite et donc à laisser aux sons le temps d’agir suffisamment avant de saisir où est l’issue.
Ce qui est incroyable c’est que cette recherche semble ne pas avoir de fin ! On découvre toujours des nouveautés, des façons de travailler encore inédites. Les réflexions sur le sens de ce travail s’enrichissent petit à petit, des lois, précises, se dessinent.
Personnellement, grâce aux formations dans lesquelles j’expérimente l’improvisation soit avec le violoncelle soit vocalement, ma façon d’aborder mon instrument et mon lien avec lui ont totalement changé : le rôle de mon corps n’est plus le même, je sens que je dois me mettre en contact avec lui d’une façon différente pour arriver à une complicité avec mon violoncelle.
Il est aussi plus manifeste pour moi qu’au sein de chaque note d’une œuvre écrite, l’improvisation est présente et nécessaire pour que le discours prenne tout son sens.
Je suis plus libre et plus sûre de moi… Et je m’amuse beaucoup plus, aussi !
Il est bien sûr possible de s’inscrire à un stage d’été pour en savoir plus …