L’instrumentiste « classique », même celui qui possède déjà un certain bagage, aspire souvent à pouvoir jouer une musique qui serait plus intimement et complètement sienne. Mais (y compris seul et pour son propre compte) il renonce souvent à ce projet par peur. Sa richesse musicale personnelle lui étant souvent parfaitement étrangère, il a peur d’être démuni et confronté à un vide intérieur et panique à l’idée que, sans partition, il n’aura pas d’inspiration.
La plupart du temps, au cours de son apprentissage, on a expliqué à l’élève (et même souvent, imposé) les gestes pour jouer de son instrument mais pas nécessairement le sens de ces gestes : celui qui ferait comprendre le fonctionnement de l’instrument lui-même. On ne l’a pas incité à faire ses propres expériences, à tenter de comprendre comment « ça » marche, à faire des erreurs et à en tirer des conclusions positives. On lui a souvent donné des solutions avant même que les questions s’y rapportant se posent. On lui a donné le mode d’emploi de son instrument mais pas la curiosité et la compréhension intime de celui-ci.
La même technique est employée en ce qui concerne l’interprétation musicale : l’étape de recherche est souvent enjambée au profit de la seule façon de voir du professeur. (Comme il est difficile, en tant que professeur, de laisser à l’élève le temps nécessaire à tout cela !! surtout quand on est tenu par un temps de cours souvent insuffisant… )
L’élève a, de ce fait, du mal à chercher, à se questionner, à écouter, à avoir un sens critique développé et aussi à se mettre en contact avec ses aspirations. Il n’est pas poussé à se comporter comme un artisan avec sa musique et son instrument. Il perd aussi, bien souvent, sa capacité réelle de jugement puisqu’on lui demande rarement d’oser tenter des expériences insolites. Cela lui permettrait pourtant d’avoir une image plus réaliste et, bien souvent, moins désastreuse de lui-même.
Cette étape qui consiste à se confronter, hors des sentiers balisés, à son instrument en une joute amicale mais exigeante, à expérimenter et pétrir les sons jusqu’à ce qu’ils livrent de la matière nouvelle, à les pousser jusqu’à leurs extrémités, devrait précéder toute autre forme d’initiation. De même, aller le plus loin possible au contact des émotions et des ressentis devrait être essentiel dès les tout premiers temps de l’apprentissage musical.
A priori, comprendre et interpréter l’œuvre d’un autre semble autrement plus délicat que de jouer sa propre musique ! Pourtant, l’apprentissage de l’instrumentiste classique est orienté uniquement vers cette spécialisation-là ! Ceci, malheureusement, au détriment du sentiment de sa propre valeur et de sa confiance en lui-même.
Pourtant, quel travail que celui de l’interprétation ! Il faut d’abord comprendre les signes inscrits sur la partition le plus pertinemment possible, puis tenter de saisir à travers ces symboles quel est leur sens profond et quelles ont été les intentions de l’auteur. Ensuite, restituer cette intention grâce à ses connaissances culturelles, sa technique, sa capacité à allier sa propre sensibilité à celle de l’auteur, son intuition, sa force de conviction, sa capacité à rester centré… Tout un ensemble de composantes extrêmement complexes bien difficiles à maîtriser.
L’étape qui devrait précéder ce travail de l’interprétation n’a malheureusement souvent pas pu trouver sa place : il faudrait d’abord, bien sûr, chercher ce que le son produit en nous au niveau de l’émotion et du sentiment puis, dans un deuxième temps, trouver comment nous pouvons, en lien avec notre instrument, exprimer ces sentiments : comment allons-nous donner vie à la colère, à la tristesse, à la douceur … et quelles forces faut-il développer pour ne pas être submergé par cette expression que nous sommes en train de créer et de ressentir. Lorsque ces notions seront éclaircies en ce qui nous concerne, nous pourrons peut-être envisager de les appliquer à l’œuvre d’un autre !
L’improvisation, dans une de ses fonctions, consiste à prendre le temps de s’occuper de cette étape oubliée.
Ne pas faire des notes pour faire des notes, ou des rythmes pour faire des rythmes, mais trouver véritablement un lien profond avec eux, être à leur écoute, voire à leur service. Etre, à chaque instant, dans la curiosité de ce qui va se produire. Prendre simplement conscience des différentes caractéristiques de la note ou de la phrase, du geste, ou de l’émotion…aiguiser notre ouïe d’une façon nouvelle pour être capable de capter plus finement ces caractéristiques et prendre la décision d’en développer une. Ne pas savoir où cela nous mène, ne pas avoir d’idées préconçues. Tirer le fil, oser cet investissement nouveau et constater que nous sommes capables, tous, de créer. Constater que nos oreilles, si on les sollicite, peuvent acquérir une écoute différente. Que notre sens artistique, s’il est soutenu par l’attention à ce qui est en train de se faire, est plus fluide, plus clairement perceptible. Le risque n’est plus un obstacle, au contraire, il devient un jeu.
Ce n’est pas le but qui devient important mais le processus qui mène à ce but, et tout ce que cela nous fait découvrir de notre instrument, du sens musical et de nous-mêmes. De plus, en investiguant de cette façon la musique, nous progressons également en technique puisque nous sommes en train d’enrichir notre palette sonore, notre sens de la phrase, notre vivacité, nos réflexes, notre énergie…. et ceci avec, et grâce à un corps qui peut tenir facilement son rôle, n’étant plus focalisé sur les difficultés physiques du jeu instrumental.
L’imaginaire, si précieux pour donner sens à la musique, est aussi pleinement sollicité dans ce travail.
Etant donné que la partition, solide et rassurante, clairement compréhensible dans le temps et dans la forme, n’est plus là comme soutien, nous sommes obligés de trouver un autre fil conducteur. La construction qui est en train de surgir ne fait pas forcément partie des schémas musicaux répertoriés et pourtant un sens et un déroulement doivent exister aussi bien pour celui qui fabrique que pour d’éventuels co-exécutants ou pour un auditoire. L’imagination peut aider à la clarté de la forme et donner sens à l’improvisation en train de se créer. L’importance d’un contenu avec un début, un développement et une fin apparaîtra avec plus d’évidence quel que soit le support intérieur utilisé : formes musicales inspirées quand cela est possible mais aussi personnages, paysages, couleurs, textes, poésie, gestuelle, sensations physiques… Ainsi, malgré le manque éventuel de références connues, nous pourrons être mieux compris et suivis. Une sorte de connivence va pouvoir exister entre la création et la sensibilité de ceux qui écoutent.
En travaillant de façon ludique avec cet imaginaire, on s’aperçoit souvent avec soulagement que celui-ci n’est pas défaillant mais simplement endormi ou enfoui.
La connaissance musicale fait, bien sûr, aussi partie de la réalisation d’une improvisation : dès que nous quittons le monde du son et du bruitage (qui peut être une entrée dans le monde de l’improvisation comme une autre, ayant le mérite d’aider à se détacher de ses réflexes habituels) pour rentrer dans celui des notes, nous allons travailler à partir de ce que nous connaissons : il serait utopique de penser que nous puissions nous soustraire complètement au monde musical que nous côtoyons ordinairement (modalité, tonalité, mélodies, harmonie, carrures, rythmique…). Mais nous nous donnons la possibilité de mettre cette connaissance en lien avec un monde qui nous est plus personnel.
Il n’est de toute façon pas question d’opposer l’improvisation et l’interprétation; les deux approches doivent s’enrichir mutuellement : nos connaissances musicales vont faire partie de la matière de nos improvisations et notre capacité à improviser va donner de la largeur et de l’intensité à nos interprétations.
Le mode improvisatoire oblige également à rester plus en contact avec ce que nous sommes en train de dire, et de devenir ainsi peu à peu plus conscients de notre attitude et du niveau d’intensité et de cohérence de notre jeu. Nous devons être parfaitement présents et éveillés pour rester à l’écoute du fil qui se tire d’instant en instant, sans chercher à anticiper la conclusion de l’improvisation. Nous devons également essayer de rester en cohérence avec nos acolytes alors que l’échange reste forcément possiblement instable. Si nous relâchons un tant soit peu notre vigilance, nous perdons vite de vue le déroulement de l’improvisation et le sens, de ce fait, disparaît. Pas besoin de jugement extérieur pour comprendre si nous sommes « dedans » ou « à côté ». Quand l’improvisation « marche » la question « qu’est-ce que je vais faire ? » ne se pose pas parce que, très naturellement, nous sommes concentrés et nous nous mettons au service de la phrase qui est en train de se dérouler. A contrario, un discours non investi est très vite ressenti comme tel parce que plus rien, dans la création, ne semble aller de soi et notre propre intérêt disparaît très rapidement.
C’est un des atouts de l’improvisation : nous sommes notre propre critique, bienveillant. Nul besoin de retours extérieurs pour savoir si la création avait un intérêt ou non. L’expérience que nous venons de vivre et la sensation ou non de son intensité suffit. Ce qui n’empêche d’ailleurs nullement de prendre le temps, entre exécutants et auditeurs, d’analyser quelles ont été nos attitudes, nos prises de position ou nos sensations au cours de la production qui vient d’avoir lieu. Ceci étant un gage d’évolution : il faut tenter de comprendre les nouveaux enjeux si l’on veut pouvoir tenir la barre !
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